Textes de Marie-Martine CABROL et de Monique SICARD publiés dans le catalogue de l’exposition « Les Argentypes de Jean-Marie FADIER ». AMAC, Chamalières (63). février, mars 2011.
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Marie-Martine Cabrol, 2011.
Le numineux, les vanités et la qualité du silence
Nous pourrions ici reprendre le vers de Novalis :
« Toute surface visible a une profondeur invisible élevée à l’état de mystère ».
Jean-Marie Fadier a quelque chose de cette sensibilité angélique qui a donné son nom à Fra Angelico. Loin de comparer le travail du photo-graphe à celui du grand Maître de la Première Renaissance nous ne pouvons nier que l’Annonciation de Saint Marco et l’argentype suscitent l’intuition de la même incognoscibilité.
Le bain révélateur et purificateur fait apparaître sur ce qui n’était qu’une image les halogénures touchées par la lumière, l’argentype devient témoin vivant, donc présence et non plus reproduction. Nous sommes dans le numineux, cette qualité particulière qui est à la base de tout de ce qui peut amener à voir de l’intérieur.
L’itinéraire n’est pas imposé mais la diversité des formats invite au périple : au regardeur voyageur, au-delà des horizons sans fin, de traverser dunes et pampas, forêts, plaines et vallées, gravir les volcans, sillonner les océans, en visiter les fonds ; le choix lui appartient.Fadier le laisse libre. Nous ne sommes pas dans la représentation de ce qui a été, ne serait-ce qu’un centième de seconde mais dans la dynamique d’un présent engendré par un instant de grâce. Les argentypes ne sont pas arrêtés dans leur forme ; ils sont constamment en devenir.
Les œuvres de Jean-Marie Fadier évoluent, vivent et réagissent à l’exemple des créations d’un Jencks ou d’un Gladsworthy et prennent volontiers une ampleur cosmique. Leur gamme chromatique découle d’une palette imposée de soleil et de vent, de sélène et d’averses, d’ aurores crépusculaires enflammées. L’œuvre d’art est toujours l’expression d’une quête, nous sommes ici, dans celle, ineffable, du Jardin un « Traité des saisons »[1] revisité. Tel papier par exemple, sera exposé de longues minutes à la lumière indécise de l’aube, « dans le matin encore à jeun du premier cri d’oiseau, du premier pas de l’homme », sur la terre ou dans l’herbe, où de nombreuses particules organiques laisseront précisément les empreintes précieuses des quatre éléments.N’oublions pas : ces oeuvres sont vivantes, véritablement, car partiellement fixées et à l’instar du sablier, du papillon, du ver dans le fruit et de toute notre symbolique iconographique, elles évoquent, ou, dans le plus rare des cas, nous font prendre conscience de notre finitude. Le temps a œuvré et il continuera. Par quel miracle donc, l’argentype, présence vivante imprégnée de lumière, nous donne-t-il ce sentiment d’infini et d’immortalité ? Peut-être que, parce que, même gorgée de couleurs, cette vanité là est sans fard. Ces couleurs justement : l’artiste les fait sortir de l’ombre pour notre plus grand bonheur. Les mille et une teintes des argentypes étaient là, timides et tremblantes, cachées souvent depuis presque un siècle, l’âge du papier.
L’annonce est faite sur une surface photosensible et laisse son essence virtuellement intacte. Jean-Marie Fadier est le plus pur et le plus délicat des photographes contemporains. Son œuvre est sans grandiloquence, l’art à son sommet le plus exquis.
Dans une telle absence de gestuelle ostentatoire le moindre grouillement, la moindre éclaboussure devient audible. Laissons les œuvres prendre possession de notre imaginaire comme elles l’entendent. Le pouvoir évocateur de l’œuvre photographique de Jean Marie Fadier rejoint les rives de l’éternité, le bruissement des ombres murmure à l’infini les frémissements de nos émotions passées, de notre imaginaire le plus intime, retenu mais palpitant, loin, très loin de l’hyperactivité et du brouhaha ambiants.
Nos existences, trop souvent enchevêtrements d’intentions à moitié décryptées trouvent un sens dans la simplicité et le secret de ces surfaces.
Le travail de Fadier peut se révéler, lentement, doucement ou dans l’instant, mais toujours en silence ; il n’y a pas d’artiste plus authentiquement contemplatif. Son intérêt se concentre sur la force intérieure de la nature et sur la recherche d’une unité essentielle avec l’homme. Nous n’entendons rien mais les argentypes nous parleront et nous habiteront longtemps.
Sommes-nous si « petits » que nous ayons besoin pour comprendre l’histoire, de livres à colorier ou d’albums illustrés ? Il faut être adulte, avoir beaucoup souffert, avoir été très seul et pouvoir le rester, pour renoncer au référent. La photographie est devenue complément d’objet visuel. Des images à tout prix, toujours des images, encore des images pour surtout, ne plus avoir à imaginer, à rêver ou faire le simple effort du souvenir.
La technique ne libère pas forcément l’homme, elle peut aussi l’assujettir et l’appauvrir, comme c’est quelque fois aujourd’hui le cas en photographie.
N’ayons pas peur de nous libérer des mécanismes et de leurs automatismes. Nous sommes malades d’une surdose d’images.
Fortement enracinées dans la tradition musicale, les techniques qu’emploie le photographe avouent pudiquement une même quête de l’harmonie cachée.
« Il faut jeter des pierres dans les esprits, qui y fassent des sphères grandissantes ; et les jeter au point le plus central, et à intervalles harmoniques »[2] mais la lente maturation de l’artiste l’a conduit à ne pas se laisser entraîner dans les fastidieuses explications d’une trop superficielle compréhension.
Tout ce que Fadier nous demande, si il avait en lui l’audace de nous demander quelque chose, est d’être là, présents, réceptifs au cadeau qu’il nous fait.
Ne soyons pas trop discrets néanmoins. « On ne met pas la vie en boite » « ce n’est pas un produit, c’est un engagement » dit Fadier. Les délibérations et déblatérations ne sont pas de son monde : ayons le courage de les écarter. L’œuvre dégage une générosité limpide qui devrait nous en donner la force.
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[1] Hector Bianciotti Le Traité des saisons ou « La Busca del Jardin » , Gallimard 1977
[2] Paul Valéry, « Tel Quel », Gallimard 1943
ARGENTYPE # 1432 – 2008 – LUMIERE LUMIBROM LV3 – 18 x 24 cm
Monique Sicard, 2011.
Les argentypes de Fadier
“ J’y vis incendier de si vastes surfaces
par le feu du soleil, qu’il n’est pas de déluge
ou de fleuve qui put faire un lac aussi grand ”[i]
Nous pourrions toujours déambuler plus avant. Abandonner le regard à ses ballades au long des plaines obscures et des volcans, à la rencontre des soleils noirs et des mélancolies, à la croisée des geysers et des girafes. Cela peut se faire et ce n’est pas indigne. Cela suffirait. Mais les voyages intimes dans les paysages imaginaires ne valent pas tous d’être contés.
Il nous faut ici parler de l’artiste et de ses tableaux.
Nous savons que nulle œuvre, fût-elle photographique, ne se laisse approcher par sa seule surface, sans que guette le contresens. Ce serait ignorer ses profondeurs que d’en méconnaître les processus de création. Ce sont eux qui distinguent les images. Par eux, qu’abandonnant le simple beau, elles confinent au sublime. Heureux l’œil qui, se promenant au hasard des poèmes de la nuit, happe les métafigures de la fabrication. Attentif : il voit surgir des halos, des taches, des pointillés, rayures, égratignures, griffures, déchirures, ruptures, ratures, coulures et dégoulinures. Soit, par -delà les paysages : la physique de la lumière, la chimie du laboratoire, les gestes, coups de lames, de larmes et de poings.
Nous sommes pressés. Car le monde craque. Ecoutons Fadier : “ Il y a urgence à reformuler le pacte. ”. Il a raison. Les révolutions technologiques, les lissages d’une lumière désodorisée par les frictions mondiales déstabilisent la relation sensible au monde. Ses argentypes disent tout ce que ces grincements ravinent, drainent,écrasent ou démolissent. Ils nous parlent des images, du tremblements de leurs clochers et mosquées, de leurs nuits tombées. Nous devons trouver autre chose, réveiller nos vieilles mythologies, les rendre lisibles pour mieux les répudier. Il faut faire vite : il importe de retrouver les saveurs irremplaçables du toucher, des odeurs, des sons et du regard. L’espoir réside en ce que malgré les signes de l’abandon et le vague des friches, l’être sensible n’a pas déserté les solitudes.
Fadier, d’évidence, n’est pas un clic-claqueur auquel toute prise de vue tiendrait lieu de morale. Lui, a déconstruit l’image photographique. L’a visitée de fond en comble pour mieux s’en emparer. Il en connaît les recoins, les paramètres et les enjeux.Il la sent, il la pense non en observateur contraint, rivé par l’œil à sa chambre, collectionneur et gratte-papier mais en opérateur cinéma, fasciné par les lumières et les mouvements. C’est ainsi qu’il conçoit le fixe. A réaliser 24 photos chaque seconde, à proposer quelques centaines de points de vue par film, à maîtriser autant de cadres, de champs et de hors – champs, il sait les exigences photographiques Son œuvre est riche d’une telle culture.
Il y a de la violence à rejeter ce que l’on avait aimé, à raboter, dénuder, sélectionner, repartir sur un autre grand chemin, dans une nature “ déjà sombrée dans les remous de l’écume verte ” aurait dit Julien Gracq. Il y a du courage à s’engager dans ces bois sombres, à côtoyer leurs ormes géants, leurs lisières et ces hameaux presque abandonnés. Alors les argentypes de Fadier mêlent les fibres du papier à la physique et la chimie des globules d’argent, aux mouvements du corps et des fluides et la lumière. Ô, la lumière ! “ Comme si celui qui peut tout faire avait mis sur le ciel deux soleils à la fois ” . La révolte est absolue. Elle est un à-bras-le-corps moderne, rappelant la danse complexe des batteurs de fléau filmés par Lajoux. Fadier est un faux calme. C’est en silence qu’il promeut le “ contre tout ” : contre le cadre, l’appareil, le multiple, l’automatique, le fixe et le figé, le négatif, la dia, la planche contact, le numérique et ses mémoires. Car la résistance est née là : de l’emprise subversive des technologies que l’on dit encore nouvelles. Quand les réserves de papier sensible disparaissent bien avant que ne tarissent les gisements pétroliers, quand les ampoules inactiniques se font introuvables, quand les tireurs de métier ferment boutique, il faut se rebeller. Les violences sereines de Fadier ne sont pas une avant-garde. Elles ne font pas l’éloge d’un monde moderne
mais à l’inverse, elles questionnent vigoureusement l’opportunité d’une consommation – consumation débridée.
Nul besoin d’appareil, d’objectif, de laboratoire obscur. On accroche le papier face aux montagnes, par de belles journées : le soleil est indispensable à qui fait naître les mélancolies. Puis l’atelier. Toujours dans la lumière. Révéler, baigner, fixer, laver. La perfection des noirs et des blancs colorés vient de la précision des gestes. D’une maîtrise de la peinture de lumière sur grands formats. L’image qui naît est unique, non reproductible, sans négatif. Par force. A demi révélée, en partie non fixée : il reste toujours, à la jointure des collines et du ciel, une bande dont l’évolution sera très lente, mais réelle. Car Fadier aime ce qui bouge, ce qui change et ses image sont la vie même.
Nous les recevons comme venant d’au-delà les frontières : extra fines. D’un monde qui nous échappe puisqu’elles sont sans référent, sans objet reconnaissable, sans mimesis. Il a osé photographier la lumière !Redonnons leur immanence à ces images inclassables. Invitons les à descendre sur terre. Car elles ont, bien sûr, la saveur de l’Aubrac. Fadier s’est emparé des grands formats, les installant au creux d’un paysage forcément somptueux encore bruissant des clameurs des bouviers, des odeurs des bêtes disparues. Pas abandonné, mais bien vivant. Fadier, c’est tout cela : de grands vents dévastateurs qui nous laisseraient démunis face à des paysages si finement ciselés, si subtiles qu’on reste troublé par les ouragans qui leur donnèrent naissance. Et le geste vint au photographe comme autrefois lorsqu’il déplaçait le lourd pied photo, et l’épaisse caméra pour capter les mouvements de la vie. Là réside sa liberté : dans le jeu du programme et du hasard, du figé et de l’évolutif.
Fadier n’emprunte pas quatre chemins. Il s’engage, tout droit dans le positif direct. Echappe à l’apologie du point de vue unique et fixe. Une seule chose est sûre : le numérique a changé le regard que nous portions sur le monde. Il faut le savoir pour reconstruire. Dès lors le photographe retrouve l’absolu dénuement, se moque desenjeux et perspectives, du commerce comme de l’histoire de l’art. Pleinement présent au temps, immergé dans ses lumières il en fait surgir les ombres, à la manière d’un écrivain japonais. Et nous, nous cherchons, derrière chaque détail, chaque tubule, macule, saccule, un récit, comme autrefois derrière la fissure du mur ou l’ombre du cireur de chaussures.
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[i] Dante Algheiri, la Divine comédie, Tome 3, le Paradis